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LA FORÊT ET AU-DELÀ
Il nous a fallu tenir deux jours sans manger, au terme desquels Traqueur a condescendu à mettre en pratique ses talents de chasseur. Deux jours à esquiver les patrouilles. Traqueur connaissait ces bois comme sa poche. Nous disparaissions dans leurs profondeurs et dérivions vers le sud à une allure moins soutenue. Après ces deux jours, Traqueur s’est senti assez en confiance pour nous permettre d’allumer un feu. Un tout petit cependant, tant il était difficile de rassembler un peu de bois combustible. La maigre flambée nous a apporté plus de réconfort que de chaleur.
Mais notre espoir grandissant contrebalançait nos misères. Voilà le résumé de nos deux semaines passées dans la Vieille Forêt. Sacrénom, nous avions beau crapahuter en pleine cambrousse hors des sentiers battus, nous progressions aussi vite que par route. Nous avions en partie retrouvé l’optimisme lorsque nous sommes parvenus à la lisière méridionale.
Je serais tenté de m’étendre sur les tracas et les disputes causés par Corbeau. Qu’un-Œil et Gobelin croyaient dur comme fer que nous ne l’aidions pas. Pourtant ils ne voyaient aucune alternative que le trimballer avec nous.
Je portais quant à moi un autre fardeau sur les épaules, lourd comme une pierre.
Gobelin était venu me voir lors de cette seconde nuit, pendant que Traqueur et Saigne-Crapaud le Chien étaient partis à la chasse. Il m’avait glissé : « Je suis allé plus loin que Qu’un-Œil. Presque au milieu. Je sais pourquoi Corbeau n’est pas sorti.
— Ah ouais ?
— Il en a découvert trop. Ce qu’il avait voulu savoir, probablement. Le Dominateur ne sommeille pas. Je…» Il avait frissonné. Il lui avait fallu un moment pour se reprendre. « Je l’ai vu, Toubib. J’ai senti son regard dans mon dos. Il riait. Sans Qu’un-Œil… je me serais fait avoir exactement comme Corbeau.
— Oh, bon sang, avais-je fait doucement, l’esprit embrouillé par les implications de ce qu’il avançait. Éveillé ? Et actif ?
— Oui. N’en parle pas. À personne hormis à Chérie quand tu seras en mesure de le faire. »
Il avait un ton fataliste. Il pensait qu’il ne survivrait pas longtemps. Effrayant. « Qu’un-Œil sait ?
— Je vais le mettre au courant. Il faut s’assurer que le message passe.
— Pourquoi ne pas nous en parler à tous ouvertement ?
— Pas à Traqueur. Quelque chose me chiffonne chez lui… Toubib. Autre chose. Le vieux mage de jadis. Il s’y trouve aussi.
— Bomanz ?
— Oui. Vivant. Comme gelé, ou quelque chose dans le genre. Pas mort mais incapable d’agir… Le dragon…» Il s’était tu.
Traqueur était arrivé en apportant une paire d’écureuils. Nous les avions dévorés encore à moitié crus.
Nous nous sommes reposés une journée avant de nous remettre en route en territoire soumis. Désormais nous allions devoir galoper en nocturne d’un couvert à l’autre, comme des souris. Je me suis demandé à quoi bon. La plaine de la Peur nous paraissait dans un autre monde.
Cette nuit-là, j’ai eu un rêve doré.
Je ne me souviens de rien, hormis du fait qu’elle a opéré le contact pour essayer de me mettre en garde d’une façon ou d’une autre. Je crois que mon épuisement, plus que mon amulette, a empêché le message de me parvenir. Rien n’est passé. Je me suis réveillé en proie à la sensation diffuse d’avoir raté quelque chose de capital.
Fin de la reprise, fin du combat. Deux heures après que nous sommes sortis de la Grande Forêt, j’ai compris que nous n’en avions plus pour longtemps. L’obscurité ne nous dissimulait pas assez. Mes amulettes non plus.
Des Asservis sillonnaient les airs. Quand je les ai sentis rôder, il était trop tard pour rebrousser chemin. Et ils savaient leurs proies dépourvues de montures. Nous pouvions entendre la rumeur lointaine de bataillons en marche pour nous couper toute retraite vers la forêt.
Mon amulette m’avertissait de façon répétée du passage d’un Asservi non loin. Quand elle ne le faisait pas, car elle semblait fonctionner capricieusement – peut-être parce que les nouveaux Asservis ne produisaient pas d’effet sur elle –, c’était Saigne-Crapaud le Chien qui donnait l’alerte. Il reniflait ces salopards à des lieues à la ronde.
L’autre amulette nous a bien servi. Ainsi que le génie de Traqueur pour brouiller notre piste.
Mais leur étau se resserrait. De plus en plus. Nous savions qu’avant peu les mailles du filet seraient trop étroites pour nous laisser passer.
« Qu’est-ce qu’on fait, Toubib ? » a demandé Qu’un-Œil. Sa voix chevrotait. Il savait. Et pourtant il voulait qu’on lui dise. Mais je ne me sentais capable ni de donner l’ordre ni d’exécuter la besogne.
Ces gars-là sont mes amis. Nous avons passé le gros de notre vie d’adulte ensemble. Je ne pouvais pas leur demander de mettre fin à leurs jours. Ni les liquider moi-même.
Cependant aucun d’eux ne devait tomber vivant entre les griffes de l’ennemi.
Une idée encore vague m’est venue. Un projet fou, vraiment. J’y ai d’abord vu une folie née du désespoir. Qu’y gagnerions-nous ?
Et puis quelque chose m’a frappé. J’ai tressailli. Les autres l’ont perçu aussi. Même Traqueur et son corniaud. Ils ont sursauté, comme piqués par un aiguillon. J’ai tressailli de nouveau. « C’est elle. Elle est là. Oh, bordel. » Mais du coup j’ai pris ma décision. Peut-être que j’allais pouvoir gagner du temps.
Avant d’avoir pu réfléchir, et donc me dégonfler, j’ai arraché mes amulettes, les ai fourrées entre les mains de Gobelin et j’ai confié nos précieux documents à Qu’un-Œil. « Merci, les gars. Faites gaffe à vous. À bientôt peut-être.
— Mais quelle mouche te pique ? »
Arc au poing – cet arc qu’elle m’avait offert il y a si longtemps –, j’ai foncé dans l’obscurité. Des protestations étouffées m’ont poursuivi. J’ai eu le temps d’entendre Traqueur demander ce qui se passait. Et déjà j’étais loin.
Une route passait à proximité, avec un petit rayon de lune dardé dessus. Je m’y suis engagé au trot, dans la lumière de l’astre, poussant mon vieux corps fatigué dans ses derniers retranchements, essayant de creuser au maximum la distance avant que l’inévitable ne me tombe dessus.
Elle me protégerait quelque temps. Du moins je l’espérais. Et, une fois pris, j’essayerai de détourner l’attention des autres.
J’étais désolé pour eux malgré tout. Ni Gobelin ni Qu’un-Œil n’avaient assez de forces pour aider à porter Corbeau. Traqueur ne s’en tirerait pas seul. Et, s’ils réussissaient à regagner la plaine de la Peur, ils ne pourraient esquiver la redoutable tâche de tout expliquer à Chérie.
Je me suis demandé si l’un d’entre eux aurait le cran – s’il s’agissait de cran – d’achever Corbeau… J’ai eu un accès de bile. Mes jambes sont devenues cotonneuses. J’ai essayé de me vider la tête, braqué le regard sur la route à trois pas devant et, soufflant comme un bœuf, j’ai continué. Je comptais mes foulées. Une centaine après l’autre, encore et encore.
Un cheval. Je devais voler un cheval. Je me répétais cette idée, me concentrais dessus, essayant d’ignorer mon point de côté, jusqu’au moment où des silhouettes se sont dressées devant moi et des impériaux se sont mis à crier. Alors j’ai obliqué vers un champ de blé, courant comme un dératé, la meute de la Dame aux trousses.
Il s’en est fallu d’un cheveu que je leur échappe. D’un cheveu. Mais c’est alors qu’une ombre a plongé depuis les cieux. Un tapis est passé dans un sifflement. Et, l’instant d’après, les ténèbres m’enveloppaient.
La fin de mes misères, ai-je eu le temps de songer, espérant qu’elle serait définitive.
Il faisait jour quand je suis revenu à moi. Je me trouvais dans une pièce froide, mais toutes les pièces le sont dans le Nord. J’étais sec. Pour la première fois depuis des semaines, j’étais sec. Je me suis remémoré ma fuite et me suis souvenu du rayon de lune. Un ciel assez dégagé pour révéler la lune. Ahurissant.
J’ai entrouvert un œil. J’occupais une pièce aux murs de pierre. Elle avait tout d’une cellule. Sous moi, une surface ni dure ni mouillée. À quand remontait la dernière fois où j’avais pu me prélasser sur un lit sec ? La Venette Bleue.
J’ai pris conscience d’une odeur. Des victuailles ! Un plat chaud à quelques centimètres de ma tête, sur un plateau posé sur un petit guéridon. Une bouillie qui ressemblait à un ragoût trop cuit. Dieux, que ça embaumait !
Je me suis redressé trop vite et la tête m’a tourné. J’ai failli tomber dans les pommes. De quoi becqueter ! Au diable le reste. J’ai mangé comme la bête affamée que j’étais.
Je n’avais pas tout à fait vidé mon écuelle quand la porte s’est ouverte à la volée. Elle a claqué contre le mur en résonnant. Une imposante masse sombre s’est avancée à pas lourds. Je suis resté figé un instant, la cuillère entre la bouche et la gamelle. Cette chose était-elle humaine ? Elle s’est rangée de côté, arme au poing.
Quatre impériaux ont fait irruption à sa suite, mais je les ai à peine remarqués, obnubilé que j’étais par le géant. Un homme, oui, mais plus grand qu’aucun dans mon souvenir. Et, qui plus est, souple et vif comme un elfe malgré sa taille.
« Comment ? ai-je lancé, bien décidé à jouer le bravache avant d’y passer. Pas de tambours ? Pas de trompettes ? »
Les gardes se sont alignés deux par deux, au garde-à-vous.
Je me suis dit que je n’allais pas tarder à rencontrer mon ravisseur.
À croire que je l’avais appelé de mes pensées. Murmure a franchi le seuil.
Son arrivée m’a sidéré plus encore que celle, tonitruante, de sa grosse brute. L’Asservie était censée tenir la frontière occidentale de la plaine… à moins… Je ne pouvais y croire. Mais le ver du doute me rongeait. Il y avait si longtemps que nous n’avions plus de nouvelles.
« Où sont les documents ? » a-t-elle demandé de but en blanc.
Un rictus m’a étiré la bouche. J’avais réussi. Ils n’avaient pas pris les autres… Joie éphémère. D’autres impériaux sont arrivés derrière Murmure ; ils portaient une civière. Corbeau. Ils l’ont renversé sans ménagement sur une paillasse face à la mienne.
On nous offrait une hospitalité sans mesquinerie. La cellule était grande. Assez pour que le prisonnier puisse se dégourdir les jambes.
J’ai retrouvé mon rictus. « Mais vous ne devriez pas poser de questions de ce genre. Maman n’aimera pas cela. Vous vous souvenez comme ça l’a mise en colère, la dernière fois ? »
Murmure avait un certain flegme. Même du temps où elle commandait les rebelles, elle ne se laissait jamais déborder par ses émotions. « Ta mort pourrait être douloureuse, médecin, s’est-elle contentée de me rappeler.
— La mort, c’est la mort. »
Un sourire lent s’est épanoui sur ses lèvres. Elle n’était pas jolie femme. Son sourire mauvais ne l’arrangeait pas.
J’ai compris le message. Dans les tréfonds de moi-même, quelque chose hoquetait de colère et bafouillait comme un singe qu’on martyrise. Je me refusais à mettre le nom de terreur sur ce tourment. Maintenant plus que jamais, le moment était venu de me conduire en frère de la Compagnie noire. Il fallait gagner du temps. Il fallait que je permette aux autres de prendre autant d’avance que possible.
Elle a peut-être lu mes pensées tout en m’observant, de bout, sourire en coin. « Ils n’iront pas loin. Ils peuvent se soustraire à la sorcellerie, mais pas échapper aux chiens. »
Ça m’a fichu un coup.
Avec un à-propos singulier, un messager a fait irruption. Il a transmis son information à l’oreille de Murmure. Elle a hoché la tête. Puis elle s’est retournée vers moi. « Je vais aller les chercher, maintenant. Pense au Boiteux en mon absence. Parce qu’une fois que je t’aurai tiré les vers du nez je risque de te livrer à lui. » Nouveau petit sourire.
« Vous n’avez jamais eu des manières de grande dame », ai-je rétorqué, mais d’une voix mal assurée et pas avant qu’elle ait tourné le dos pour partir. Sa ménagerie a débarrassé le plancher avec elle.
J’ai examiné Corbeau. Il paraissait toujours dans le même état.
Je me suis étendu sur ma couche, j’ai fermé les yeux, essayé de m’abstraire de tout. La technique avait déjà fonctionné dans le passé, en une occasion où j’avais eu besoin de contacter la Dame.
Où était-elle ? Je savais qu’elle se trouvait assez près pour l’avoir sentie la nuit précédente. Mais à présent ? Jouait-elle avec moi ?
Certes, elle m’avait prévenu qu’elle n’aurait pour moi aucune considération particulière… Tout de même. Il y a considération et considération.